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Histoire d'un conscrit Chapitre XIX

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Message par Invité Mer 3 Déc 2008 - 0:49

Histoire d'un conscrit
de 1813
Chapitre XIX


C'est au milieu de ces pensées que le jour arriva. Rien ne bougeait encore, et Zébédé me dit:
«Quelle chance, si l'ennemi n'avait pas le courage de nous attaquer!»
Les officiers causaient entre eux d'un armistice. Mais tout à coup, vers neuf heures, nos coureurs entrèrent à bride abattue, criant que l'ennemi s'ébranlait sur toute la ligne et presque aussitôt le canon gronda sur notre droite, le long de l'Elster. Nous étions déjà sous les armes, et nous marchions à travers champs, du côté de la Partha, pour retourner à Schoenfeld. Voilà le commencement de la bataille.
Sur les collines, en avant de la rivière, deux ou trois divisions, leurs batteries dans les intervalles et la cavalerie sur les flancs, attendaient l'ennemi; plus loin, par-dessus les pointes des baïonnettes, nous voyions les Prussiens, les Suédois et les Russes s'avancer en masses profondes de tous les côtés: cela n'en finissait plus.
Vingt minutes après, nous arrivions en ligne, entre deux collines, et nous apercevions devant nous cinq ou six mille Prussiens qui traversaient la rivière en criant tous ensemble: »Faterland! Faterland!» Cela formait un tumulte immense, semblable à celui de ces nuées de corbeaux qui se réunissent pour gagner les pays du nord.
Dans le même moment, la fusillade s'engagea d'une rive à l'autre, et le canon se mit à gronder. Le ravin où coule la Partha se remplit de fumée; les Prussiens étaient déjà sur nous, que nous les voyions à peine avec leurs yeux furieux, leurs bouches tirées et leur air de bêtes sauvages. Alors nous ne poussâmes qu'un cri jusqu'au ciel: »Vive l'Empereur!» et nous courûmes sur eux. La mêlée devint épouvantable; en deux secondes nos baïonnettes se croisèrent par milliers: on se poussait, on reculait, on se lâchait des coups de fusil à bout portant, on s'assommait à coups de crosse, tous les rangs se confondaient... ceux qui tombaient on marchait dessus, la canonnade tonnait; et la fumée qui se traînait sur cette eau sombre entre les collines, le sifflement des balles, le pétillement de la fusillade, faisaient ressembler ce ravin à un four, où s'engouffraient les hommes comme des bûches pour être consumés.
Nous, c'était le désespoir qui nous poussait, la rage de nous venger avant de mourir; les Prussiens, c'était l'orgueil de se dire: «Nous allons vaincre Napoléon cette fois!» Ces Prussiens sont les plus orgueilleux des hommes; leurs victoires de Gross-Beeren et de la Katzbach les avaient rendus comme fous. Mais il en resta dans la rivière... oui, il en resta! Trois fois ils passèrent l'eau et coururent sur nous en masse. Nous étions bien forcés de reculer, à cause de leur grand nombre, et quels cris ils poussaient alors! On aurait dit qu'ils voulaient nous manger... C'est une vilaine race... Leurs officiers, l'épée en l'air entre les baïonnettes serrées, répétaient cent fois: «Forwertz! Forwertz!» et tous s'avançaient comme un mur, avec grand courage, on ne peut pas dire le contraire. Nos canons les fauchaient, ils avançaient toujours; mais au haut de la colline nous reprenions un nouvel élan et nous les bousculions jusque dans la rivière. Nous les aurions tous massacrés sans une de leurs batteries, en avant de Mockern, qui nous prenait en écharpe et nous empêchait de les poursuivre trop loin.
Cela dura jusqu'à deux heures; la moitié de nos officiers étaient hors de combat; le commandant Gémeau était blessé, le colonel Lorain tué, et tout le long de la rivière on ne voyait que des morts entassés et des blessés qui se traînaient pour sortir de la bagarre; quelques-uns, furieux, se relevaient sur les genoux pour donner encore un coup de baïonnette ou lâcher un dernier coup de fusil. On n'a jamais rien vu de pareil. Dans la rivière nageaient les morts à la file, les uns montrant leur figure, les autres le dos, d'autres les pieds. Ils se suivaient comme des flottes de bois, et personne n'y faisait seulement attention. On aurait dit que la même chose ne pouvait pas nous arriver d'une minute à l'autre.
Ce grand carnage se passait tout le long de la Partha, depuis Schoenfeld jusqu'à Grossdorf.
Les Suédois et les Prussiens finirent par remonter la rivière pour nous tourner plus haut, et des masses de Russes vinrent remplacer ces Prussiens, qui n'étaient pas fâchés d'aller voir ailleurs.
Les Russes se formèrent sur deux colonnes; ils descendirent au ravin l'arme au bras, dans un ordre admirable, et nous donnèrent l'assaut deux fois avec une grande bravoure, mais sans pousser des cris de bêtes comme les Prussiens. Leur cavalerie voulait enlever le vieux pont au-dessus de Schoenfeld; la canonnade allait toujours en augmentant. De tous les côtés où s'étendaient les yeux, à travers la fumée, on ne voyait que des ennemis qui se resserraient; quand nous avions repoussé une de leurs colonnes, il en arrivait une autre de troupes fraîches: c'était toujours à recommencer.
Entre deux ou trois heures, on apprit que les Suédois et la cavalerie prussienne avaient passé la rivière au-dessus de Grossdorf, et qu'ils venaient nous prendre à revers; ça leur plaisait beaucoup mieux que de nous attaquer en face. Aussitôt le maréchal Ney fit un changement de front, l'aile droite en arrière. Notre division resta toujours appuyée sur Schoenfeld; mais toutes les autres se retirèrent de la Partha pour s'étendre dans la plaine, et toute l'armée ne forma plus qu'une ligne autour de Leipzig.
Les Russes, derrière la route de Mockern, préparaient leur troisième attaque vers trois heures; nos officiers prenaient de nouvelles dispositions pour les recevoir, lorsqu'une sorte de frisson passa d'un bout de l'armée à l'autre, et tout le monde apprit en quelques minutes que les seize mille Saxons et la cavalerie wurtembergeoise – au centre de notre ligne –, venaient de passer à l'ennemi, et que, même avant d'arriver à distance, ils avaient eu l'infamie de tourner les quarante pièces de canon qu'ils emmenaient avec eux contre leurs anciens frères d'armes de la division Durutte.
Cette trahison, au lieu de nous abattre, augmenta tellement notre fureur que, si l'on nous avait écoutés, nous aurions traversé la rivière pour tout exterminer.
Ces Saxons-là disent qu'ils défendaient leur patrie; eh bien, c'est faux. Ils n'avaient qu'à nous quitter sur la route de Duben; qui les en empêchait? Ils n'avaient qu'à faire comme les Bavarois et se déclarer avant la bataille. Ils pouvaient rester neutres, ils pouvaient aussi refuser le service; mais ils nous trahissaient parce que la chance tournait contre nous. S'ils avaient vu que nous allions gagner, ils auraient toujours été nos bons amis pour avoir leur part, comme après Iéna et Friedland. Voilà ce que chacun pensait, et voilà pourquoi ces Saxons seront des traîtres dans les siècles des siècles. Non seulement ils abandonnèrent leurs amis dans le malheur, mais ils les assassinèrent pour se faire bien venir des autres. Dieu est juste: leurs nouveaux alliés eurent un tel mépris d'eux qu'ils partagèrent la moitié de leur pays après la bataille. Les Français ont ri de la reconnaissance des Prussiens, des Autrichiens et des Russes.
Depuis ce moment jusqu'au soir, ce n'était plus une guerre humaine qu'on se faisait, c'était une guerre de vengeance. Le nombre devait nous écraser, mais les alliés devaient payer chèrement leur victoire.
A la nuit tombante, pendant que deux mille pièces de canon tonnaient ensemble, nous recevions notre septième attaque dans Schoenfeld: d'un côté les Russes et de l'autre côté les Prussiens nous refoulaient dans ce grand village. Nous tenions dans chaque maison, dans chaque ruelle; les murs tombaient sous les boulets, les toits s'affaissaient. On ne criait plus comme au commencement de la bataille; on était froid et pâle à force de rage. Les officiers avaient ramassé des fusils et remis la vieille giberne; ils déchiraient la cartouche comme le soldat.
Après les maisons, on défendit les jardins et le cimetière où j'avais couché la veille; il y avait alors plus de morts dessus que dessous terre. Ceux qui tombaient ne se plaignaient pas; ceux qui restaient se réunissaient derrière un mur, un tas de décombres, une tombe. Chaque pouce de terrain coûtait la vie à quelqu'un.
Il faisait nuit lorsque le maréchal Ney amena, de je ne sais où, du renfort: ce qui restait de la division Ricard et de la deuxième de Souham. Tous les débris de nos régiments se réunirent, et l'on rejeta les Russes de l'autre côté du vieux pont, qui n'avait plus de rampe à force d'avoir été mitraillé. On plaça sur ce pont six pièces de douze, et jusqu'à sept heures on se canonna dans cet endroit. Les restes du bataillon et de quelques autres en arrière soutenaient les pièces, et je me rappelle que leur feu s'étendait sous le pont comme des éclairs, et qu'on voyait alors les chevaux et les hommes tués s'engouffrer pêle-mêle sous les arches sombres. Cela ne durait qu'une seconde, mais c'étaient de terribles visions!
A sept heures et demie, comme des masses de cavalerie s'avançaient sur notre gauche, et qu'on les voyait tourbillonner autour de deux grands carrés qui se retiraient pas à pas, nous reçûmes enfin l'ordre de la retraite. Il ne restait plus que deux ou trois mille hommes à Schoenfeld avec les six pièces. Nous revînmes à Kohlgarten sans être poursuivis, et nous allâmes bivaquer autour de Rendnitz. Zébédé vivait encore; comme nous marchions l'un près de l'autre en silence depuis vingt minutes, écoutant la canonnade qui continuait du côté de l'Elster malgré la nuit, tout à coup il me dit:
«Comment sommes-nous encore là, Joseph, quand tant de milliers d'autres près de nous sont morts? Maintenant nous ne pouvons plus mourir.»
Je ne répondais rien.
«Quelle bataille! fit-il. Est-ce qu'on s'est jamais battu de cette façon avant nous? C'est impossible.»
Il avait raison, c'était une bataille de géants. Depuis dix heures du matin jusqu'à sept heures du soir, nous avions tenu tête à trois cent soixante mille hommes sans reculer d'une semelle, et nous n'étions pourtant que cent trente mille! On n'avait jamais rien vu de pareil. – Dieu me garde de dire du mal des Allemands, ils combattaient pour l'indépendance de leur patrie, mais je trouve qu'ils ont tort de célébrer tous les ans l'anniversaire de la bataille de Leipzig: quand on était trois contre un, il n'y a pas de quoi se vanter.
En approchant de Rendnitz, nous marchions sur des tas de morts; à chaque pas nous rencontrions des canons démontés, des caissons renversés, des arbres hachés par la mitraille. C'est là qu'une division de la jeune garde et les grenadiers à cheval, conduits par Napoléon lui-même, avaient arrêté les Suédois qui s'avançaient dans le vide formé par la trahison des Saxons. – Deux ou trois vieilles baraques qui finissaient de brûler en avant du village éclairaient ce spectacle. Les grenadiers à cheval étaient encore à Rendnitz, mais une foule d'autres troupes débandées allaient et venaient dans la grande rue. On n'avait pas fait la distribution des vivres, chacun cherchait à manger et à boire.
Comme nous défilions devant une grande maison de poste, nous vîmes derrière le mur d'une cour deux cantinières qui versaient à boire du haut de leurs charrettes. Il y avait là des chasseurs, des cuirassiers, des lanciers, des hussards, de l'infanterie de ligne et de la garde, tous pêle-mêle, déchirés, les shakos et les casques défoncés, sans plumets, criblés de coups. Tous ces gens semblaient affamés.
Deux ou trois dragons, debout sur le petit mur, près d'un pot rempli de poix qui brûlait, les bras croisés sous leurs longs manteaux blancs, étaient couverts de sang comme des bouchers.
Aussitôt Zébédé, sans rien dire, me poussa du coude, et nous entrâmes dans la cour, pendant que les autres poursuivaient leur chemin. Il nous fallut un quart d'heure pour arriver près de la charrette. Je levai un écu de six livres; la cantinière, à genoux derrière sa tonne, me tendit un grand verre d'eau-de-vie avec un morceau de pain blanc, en prenant mon écu. Je bus, puis je passai le verre à Zébédé, qui le vida.
Nous eûmes ensuite de la peine à sortir de cette foule, on se regardait d'un air sombre, on se faisait place des épaules et des coudes, et c'est là qu'on pouvait dire – en voyant ces faces dures, ces yeux creux, ces mines terribles d'hommes qui viennent de traverser mille morts et qui recommenceront demain: – «Chacun pour soi... Dieu pour tous!»
En remontant le village, Zébédé me dit:
«Tu as du pain?
– Oui.»
Je cassai le pain en deux et je lui en donnai la moitié. Nous mangions en allongeant le pas. On entendait encore tirer dans le lointain. Au bout de vingt minutes nous avions rattrapé la queue de la colonne, et nous reconnûmes le bataillon au capitaine adjudant-major Vidal, qui marchait auprès. Nous rentrâmes dans les rangs sans que personne eût remarqué notre absence.
Plus on approchait de la ville, plus on rencontrait de détachements, de canons et de bagages, qui se dépêchaient d'arriver à Leipzig.
Vers dix heures nous traversions le faubourg de Rendnitz. Le général de brigade Fournier prit notre commandement et nous donna l'ordre d'obliquer à gauche. A minuit nous arrivâmes dans les grandes promenades qui longent la Pleisse, et nous fîmes halte sous les vieux tilleuls dépouillés. On forma les faisceaux. Une longue file de feux tremblotaient dans le brouillard jusqu'au faubourg de Ranstadt. Quand la flamme montait, elle éclairait des groupes de lanciers polonais, des lignes de chevaux, des canons et des fourgons, et, de loin en loin, quelques sentinelles immobiles dans la brume comme des ombres. De grandes rumeurs s'élevaient en ville, elles semblaient augmenter toujours, et se confondaient avec le roulement sourd de nos convois sur le pont de Lindenau. C'était le commencement de la retraite. – Alors chacun mit son sac au pied d'un arbre et s'étendit dessus, le bras replié sous l'oreille. Un quart d'heure après, tout le monde dormait.
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